J'ai repris sans vergogne le titre de l'article de Médiapart. Pour ceux d'entre vous qui s’imaginent que Médiapart est un repaire de journalistes d'investigation uniquement préoccupés par les turpitudes de l'UMP et de quelques ministres socialistes évadés fiscaux, si vous prenez le temps de lire cet article (long), vous verrez que leurs investigations vont bien au-delà de notre époque.
Et si vous lisez jusqu'au bout, vous comprendrez quel terrible prédateur est l'homo-sapiens.
Il y a 430 000 ans, un groupe d’humains primitifs a vécu au nord de l’Espagne, dans la sierra de Atapuerca, une formation de roches calcaires et argileuses, creusée de galeries et de grottes souterraines. Vingt-huit individus ont été ensevelis dans une cavité au fond d’un puits de 14 mètres appelé la Sima de los Huesos, la « grotte des os », peut-être noyés par les eaux de pluie pendant qu’ils exploraient les galeries. Leurs restes, qui constituent la plus grande accumulation de fossiles humains jamais retrouvée en un même lieu, sont en train de révolutionner l’histoire de l’homme de Néandertal, prédécesseur de l’Homo sapiens en Europe.
Les crânes de dix-sept hommes de la Sima de los Huesos ont été étudiés par l’équipe du paléontologue espagnol Juan Luis Arsuaga. Ils présentent des caractères typiquement néandertaliens : arcades sourcilières proéminentes, pommettes effacées, fortes mâchoires avec des molaires plates et larges. La Sima de los Huesos, où l’on a dénombré plus de 6 000 fragments d’os, apparaît donc comme l’un des premiers berceaux de la lignée néandertalienne. Cette dernière, dont on a longtemps situé l’origine à environ 250 000 ans, remonterait en réalité à près d’un demi-million d’années.
Depuis 2012, en deux ans à peine, une série de travaux scientifiques a totalement renouvelé les connaissances sur les Néandertaliens. Publié dans Science, l’article d’Arsuaga et de ses collègues de l’université Complutense de Madrid vient s’ajouter à une série d’études génétiques toutes récentes sur l’ADN des anciens Européens. Ces travaux, menés pour l’essentiel par un groupe de généticiens de Leipzig, ont éclairé les relations entre les hommes modernes et les Néandertaliens, cette deuxième espèce humaine qui passionne les paléontologues depuis un siècle et demi.
Qui étaient ces autres hommes, premiers habitants réguliers de l’Europe occidentale ? D’où venaient-ils ? Étaient-ils très différents des Homo sapiens ? Pourquoi ont-ils disparu ? Que nous apprennent-ils sur notre propre espèce ? Retraçons les principales découvertes qui redessinent la figure de l’homme de Néandertal.
UNE LIGNÉE ANCIENNE QUI A ÉVOLUÉ PAR ÉTAPES
« Il y a une décennie, on pensait que les Néandertaliens remontaient à 250 000 ans, dit Jean-Jacques Hublin, professeur à l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste de Leipzig (lire son analyse – en anglais – dans Science). De leur côté, les généticiens ont affirmé, en se basant sur l’horloge moléculaire, qu’ils ne pouvaient remonter à plus de 350 000 ans. Mais on trouve des caractères néandertaliens chez des fossiles de 400 000 ans ou plus, comme l’homme de Tautavel ou celui de Swanscombe, en Angleterre. C’est pourquoi j’ai défendu l’idée d’une origine plus ancienne des Néandertaliens. »
Il y a cependant une difficulté : les fossiles de Tautavel et Swanscombe ont des traits néandertaliens, mais ils ont aussi des caractères plus archaïques. Cela a conduit Jean-Jacques Hublin à proposer un scénario d’évolution par « accrétion » de caractères. Selon ce scénario d’accrétion, la lignée néandertalienne aurait commencé à se différencier il y a 400 000 à 500 000 ans, en acquérant de nouveaux caractères par étapes successives, plutôt que par une transformation globale. Les Néandertaliens se seraient d’abord distingués par les caractères de la face – mâchoires, dents, arcades sourcilières – avant d’acquérir d’autres traits morphologiques.
Mais jusqu’ici, la chronologie adoptée pour la Sima de los Huesos ne s’accordait pas avec le scénario d’accrétion de Hublin. Les paléontologues espagnols l’avaient en effet datée de 600 000 ans, un âge trop élevé pour des Néandertaliens, même anciens. De ce fait, les fossiles de la Sima de los Huesos avaient été classés dans l’espèce ancestrale Homo heidelbergensis. Mais alors, comment expliquer le visage néandertalien de ces fossiles ?
Arsuaga et ses collègues ont réévalué l’âge du site, en utilisant plusieurs techniques différentes. Ils sont parvenus à une nouvelle date qui cadre mieux avec l’ensemble des données dont on dispose, soit 430 000 ans. De plus, les paléontologues espagnols estiment désormais que les fossiles de la Sima de los Huesos suivent le scénario d’accrétion proposé par Hublin. Ils ont un visage néandertalien, mais conservent aussi des traits plus primitifs. En particulier, ils ont une tête relativement petite avec une capacité crânienne nettement inférieure à celles des Néandertaliens classiques.
« La partie avant du crâne, la mandibule et les dents des fossiles de la Sima de los Huesos sont néandertaliens, commente Hublin. C’est un phénotype qui commence à se disséminer en Europe il y a 400 000 ou 500 000 ans. On connaît des Néandertaliens dans toute l’Europe occidentale au-dessous de 52° de latitude nord, et aussi plus à l’est, jusque dans l’Altaï, au sud de la Sibérie. Le site espagnol est à l'extrémité ouest de leur zone. »
« Des hippopotames se baignaient dans la Tamise »
Le scénario d’accrétion permet de prendre en compte un élément important. On voit apparaître en Europe des bifaces de type acheuléen qui datent de 600 000 ans, mais qui sont présents en Afrique et au Proche-Orient à des époques bien plus anciennes. Ils arrivent donc tardivement dans nos régions, où ils sont perfectionnés, encore plus tard, par les Néandertaliens. D’où l’idée que les bifaces auraient pu être apportés par un représentant méridional du genre Homo, dont les Néandertaliens seraient issus. Chronologiquement, l’apparition de la lignée néandertalienne il y a 500 000 ans, ou un peu moins, est compatible avec cette hypothèse.
Un autre élément doit être intégré au tableau. En 2008, on a découvert, dans la grotte de Denisova, dans l’Altaï, les traces d’un groupe humain contemporain des Néandertaliens et très proche d’eux. Ce groupe, les Denisoviens (ou Denisovans), dont on a trouvé très peu de restes fossiles, a surtout été étudié par l’intermédiaire de son ADN.
Il semble que les Denisoviens se soient diffusés en Asie, tandis que les Néandertaliens ont surtout occupé l’Europe et peut-être certaines régions d’Asie centrale. « Les deux branches descendent du même ancêtre commun qui a recolonisé les moyennes latitudes il y a environ 600 000 ans », dit Hublin.
Dans cette hypothèse, la branche néandertalienne n’est pas issue des plus anciens Homo venus en Europe. Des hommes archaïques sont arrivés en Europe occidentale il y a au moins 1,2 million d'années. Ils ont habité occasionnellement la zone boréale il y a 850 000 ans. Mais ces pionniers n’ont pas fait souche. Et 200 000 ans plus tard, un épisode majeur de glaciation a réduit très fortement leur espace habitable.
DE PETITES POPULATIONS ISOLÉES VIVANT DANS DES CONDITIONS PRÉCAIRES
Avant les Néandertaliens, la présence humaine en Europe a été sporadique et éphémère, en dehors des régions méditerranéennes. Mais malgré la longue durée de leur lignée, les Néandertaliens eux-mêmes n’ont pas conquis tout le continent, loin de là. S’ils ont circulé dans une grande partie de l’Europe, ils ne se sont pas aventurés très au nord, et n’ont guère dépassé la latitude de Berlin ou de Birmingham. Ils ont parfois vécu dans des conditions très précaires, confrontés à un climat hostile, lors d'épisodes glaciaires survenant environ tous les 100 000 ans.
« Il faut imaginer des populations très clairsemées, parfois à la limite de l’extinction, avec des effectifs qui ont pu à certaines époques se réduire à quelques milliers d’individus pour toute l’Europe occidentale, explique Jean-Jacques Hublin. Ces hommes étaient confrontés à des changements extrêmes du milieu. Pendant les périodes chaudes, des hippopotames se baignaient dans la Tamise et des macaques arpentaient la région de Londres. Dans les périodes froides, une calotte glaciaire recouvrait l’Europe du nord, les îles Britanniques, l’Allemagne… La Manche n’existait pas en permanence. Elle a disparu à chaque épisode glaciaire durant les derniers 400 000 ans. Dans ce “shaker climatique”, la démographie était fluctuante, la population augmentait quand les conditions étaient plus favorables, et s’effondrait à d’autres moments. »
En somme, il n’y a pas eu d’expansion continue de la population néandertalienne, mais plutôt des vagues de peuplement alternant avec des phases de contraction démographique. L’effectif global restant assez faible, et passant par des « goulets d’étranglement ».
Cette situation particulière explique que les Néandertaliens se soient différenciés assez rapidement de leur souche d’origine. Ils ont vécu en petites populations relativement isolées. Une telle situation empêche un grand brassage de gènes, et favorise au contraire une « dérive génétique » : dans un petit groupe isolé, la diversité génétique est faible, et un ensemble particulier de gènes peut se retrouver plus fréquemment, simplement par l'effet du hasard. De ce fait, le petit groupe évolue assez rapidement vers une forme divergente de la population d’origine.
C’est ce qui semble s’être produit avec les Néandertaliens : leur type aisément identifiable traduit leur différenciation rapide – du moins à l’échelle des temps géologiques. En 1939, l’anthropologue Carleton Coon soutient que rasé et habillé, un Néandertalien passerait inaperçu dans le métro de New York (lire à ce sujet l’ouvrage de Claudine Cohen, Un Néandertalien dans le métro). Au regard de ce que l’on sait aujourd’hui, c’est peu probable.
Notre héritage néandertalien est « cosmétique »
Quand les hommes modernes ont rencontré les Néandertaliens il y a 50 000 ans, les deux espèces étaient déjà assez différentes. Le type particulier des Néandertaliens traduit en partie une adaptation au climat européen, mais il reflète surtout une évolution « en vase clos », qui a amplifié certaines particularités génétiques.
LES SURPRENANTES DÉCOUVERTES DE LA GÉNÉTIQUE
Depuis 2010, et encore plus depuis 2012, une série d’études génétiques sur des ADN anciens ont totalement renouvelé les connaissances scientifiques sur les Néandertaliens et leurs relations avec les hommes modernes. La plupart de ces travaux sont dus au groupe de Svante Pääbo, de l’Institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste, à Leipzig (où travaille également Jean-Jacques Hublin). En 2010, ce groupe a établi une première séquence de l’ADN néandertalien. Bien qu’incomplète, elle montrait que des échanges de gènes s’étaient produits avec les hommes modernes.
En 2012, le groupe de Leipzig a obtenu, à partir d’un fragment de phalange de petit doigt, une séquence très complète de l’ADN d’une jeune fille ayant vécu il y a environ 50 000 ans dans la grotte de Denisova (voir plus haut). Cette jeune fille n’était pas néandertalienne, mais appartenait au groupe des Denisoviens. La comparaison de ces gènes avec ceux de populations modernes a montré que les Denisoviens étaient allés jusqu’en Asie du Sud-Est et en Océanie. La trace de leur ADN apparaît aussi chez les Chinois ou les Indiens d’Amérique, mais non chez les Français ou les Sardes.
Fin 2013, le même groupe a établi une séquence très précise du génome néandertalien, cette fois à partir d’une phalange d’orteil retrouvée également dans la grotte de Denisova (lire notre article), où ont vécu des représentants des trois groupes, hommes modernes, Néandertaliens et Denisoviens. Le climat froid a assuré une bonne conservation de l’ADN à Denisova, ce qui explique que ce site ait livré autant d’échantillons exploitables.
D’après l’ADN, il semble que la population denisovienne ait été plus importante et plus diversifiée que celle des Néandertaliens. Cela peut surprendre dans la mesure où l’on connaît des centaines de fossiles néandertaliens, alors qu’on n’a retrouvé des Denisoviens qu’un petit bout de doigt et deux molaires. En réalité, les Denisoviens ont sans doute été présents dans toute l’Asie, mais il est difficile de trouver un site où l’ADN soit resté en bon état. D’après Hublin, il est presque certain qu’il y ait des Denisoviens parmi les fossiles humains retrouvés en Chine. Mais on n’a pas encore leur séquence d’ADN pour le vérifier. À suivre.
Le séquençage du génome néandertalien a apporté d’autres surprises. Lorsque Pääbo et ses collègues ont montré, en 2010, qu’il y avait eu des croisements entre les deux espèces, certains en ont conclu un peu rapidement à un grand métissage entre les hommes modernes et leurs devanciers. Et l’on a spéculé sur l’héritage néandertalien de l’homme moderne, qui aurait pu bénéficier de gènes transmis par son prédécesseur, susceptibles d’avoir facilité son adaptation au froid.
En réalité, cet hypothétique héritage néandertalien doit être relativisé. Une analyse plus fine, publiée en mars 2014 par le groupe de Leipzig, montre que si les deux espèces se sont hybridées, les hybrides n’étaient pas très féconds. Certes, l’ADN des populations modernes contient en moyenne environ 2 % d’ADN néandertalien (sauf les populations africaines où les gènes néandertaliens sont quasiment absents, du fait qu’il n’y a pas eu de retour significatif des premiers Européens vers l’Afrique). Mais pas un seul gène transmis par Néandertal n’est universellement présent chez les hommes modernes.
De plus, les gènes de l’homme moderne qui s’expriment dans l’appareil reproducteur masculin, ainsi que ceux qui se trouvent dans le chromosome sexuel X, sont dépourvus de toute contribution néandertalienne. Cette absence a une signification biologique. Elle implique que lorsque les hommes modernes et les Néandertaliens se sont rencontrés, il y a environ 50 000 ans, ils étaient déjà à la limite de la compatibilité reproductive. Ils se sont hybridés à petite échelle, et les descendants mâles de ces unions mixtes tendaient à être stériles.
Au total, l’héritage néandertalien est plutôt « cosmétique » » et peut s’expliquer par un nombre réduit d’unions au tout début de la colonisation de l’Eurasie. L’idée d’un grand mélange entre les deux formes humaines est simpliste. On ne peut comparer le croisement occasionnel entre l’Homo sapiens et ses devanciers au métissage entre les populations humaines actuelles. A de rares exceptions près, aucun peuple actuel n’est resté isolé plus de quelques milliers d’années (40 000 ans pour les Aborigènes d'Australie). Les durées d’isolement des populations de la préhistoire et les écarts génétiques entre elles étaient considérablement plus importants qu’ils ne le sont entre les groupes humains d’aujourd’hui.
POURQUOI LES NÉANDERTALIENS ONT-ILS DISPARU ?
Sorti d’Afrique il y a environ 100 000 ans, l’homme moderne, Homo sapiens, parvient en Europe de l'est il y a moins de 50 000 ans. À partir de ce moment, les jours des Néandertaliens sont comptés. Ils disparaissent sans laisser d’adresse il y a un peu moins de 40 000 ans. En fait, les hommes modernes ont remplacé non seulement les Néandertaliens, mais toutes les populations archaïques qu’ils ont rencontrées au cours de leur expansion hors d’Afrique.
L’idée que les Néandertaliens, mieux adaptés au froid, auraient contribué à l’adaptation des hommes modernes se heurte à la dure réalité : « Les Néandertaliens se font éliminer en quelques milliers d’années, dit Hublin. Les hommes modernes vont peupler toute l’Europe occidentale en 3000-4000 ans. On les trouve au niveau de Moscou en moins de 20 000 ans. Ils montrent une capacité d’adaptation que n’ont pas eue leurs prédécesseurs. »
« La taille du cerveau s'est accrue dans la lignée néandertalienne, comme dans la nôtre »
Pourtant, les Néandertaliens sont loin d’être les primitifs que décrivent les anthropologues du début du XXe siècle, à l’instar de Marcellin Boulle qui, en 1911, les portraiture en brutes sauvages, marchant le dos voûté et traînant les pieds. « La taille du cerveau s’est accrue dans la lignée néandertalienne, comme dans celle de l’homme moderne », observe Jean-Jacques Hublin. Les hommes de la Sima de los Huesos ont un volume cérébral moyen de 1 232 cm3, ce qui est nettement au-dessus des Homo erectus d’Asie, mais bien en dessous des Néandertaliens tardifs ou des Homo sapiens de la même époque. La « révolution du cerveau » s’est produite dans les deux lignées.
Mais elle n’a pas donné exactement les mêmes résultats. Le cerveau néandertalien n’est pas identique à celui de l’homme moderne. En particulier, la croissance ne suit pas le même schéma. Chez l’homme moderne, les aires pariétales et le cervelet se développent plus rapidement pendant la petite enfance, à un moment crucial pour l’acquisition de capacités cognitives. Pour tenter d’en savoir plus, le groupe de Leipzig a établi un « catalogue » des gènes qui distinguent l’homme moderne des Néandertaliens et des Denisoviens. Les chercheurs étudient en particulier les différences entre les gènes liés au fonctionnement du cerveau dans les trois groupes.
Y a-t-il un mystère de la disparition des Néandertaliens ? La vraie question est peut-être de savoir ce qui a permis à l’homme moderne de conquérir toute la planète en quelques dizaines de milliers d’années, balayant ses devanciers et menant à l’extinction une partie de la faune. En plusieurs centaines de milliers d’années, on ne peut pas citer un seul cas d’extinction d’un grand mammifère clairement liée à la pression des Néandertaliens. Mais 15 000 ans après l’arrivée de l’Homo sapiens en Europe, ours des cavernes, hyènes, lions disparaissent. Des hypothèses climatiques ont été avancées pour expliquer ces disparitions, mais ces espèces avaient résisté à de nombreux changements climatiques antérieurs.
Dans les régions où l’homme met le pied pour le première fois – Australie il y a 45 000 ans, Amérique du Nord il y a 14 000 ans –, l’effet sur la grande faune est encore bien plus dévastateur. Les hommes modernes se révèlent des prédateurs redoutables. En Australie, la pression qu’ils exercent sur les herbivores multiplie les incendies et modifie même le paysage végétal. « On parle aujourd’hui d’une sixième extinction de masse liée à l’ère industrielle, dit Jean-Jacques Hublin. Mais elle ne date pas de deux siècles, elle a commencé il y a 50 000 ans ! »
Il est probable que cette efficacité prédatrice se soit exercée au détriment des Néandertaliens. Non sous la forme d’un massacre ou d’un génocide, mais plutôt par une concurrence dans l’exploitation du gibier et des territoires et occasionnellement par des conflits limités, un peu comme les raids que les chimpanzés effectuent parfois sur le territoire d’un groupe voisin, en tuant à l’occasion un mâle isolé.
Dans la concurrence pour la même niche écologique, l’Homo sapiens n’a probablement pas été un tendre. Au cours des 200 générations qui ont permis à l’homme moderne d’éliminer son rival, on peut imaginer de multiples conflits territoriaux à petite échelle, dont l’addition a fini par avoir raison des Néandertaliens. Et cela, d’autant plus que toutes ces populations étaient peu nombreuses, avec peut-être un avantage démographique pour l’homme moderne.
Quels atouts ont permis à l’Homo sapiens de conquérir la planète en balayant tous ses devanciers, et en un temps record ? Il a sans doute bénéficié d’avantages techniques. Lorsqu’il commence à rayonner en Europe occidentale il y a 42 000 ans, il utilise de petites pointes en silex, d’environ 5 centimètres de long, que l’on n’a pas vues avant, et qui ont pu servir à fabriquer des projectiles plus légers et plus véloces. Plus tard de nombreuses innovations vont apparaître. L'aiguille à coudre, qui apparaît il y a plus de 30 000 ans, a joué un rôle important sous les climats froids.
On peut ajouter que l’art rupestre semble aussi un monopole de l’homme moderne. Aucune grotte ornée n’a été authentifiée comme l’œuvre des Néandertaliens. Un scientifique britannique, Alistair Pike, a évoqué la possibilité que certaines peintures de la grotte d’El Castillo, en Espagne, vieilles de 41 000 ans, soient dues à des Néandertaliens, mais ce n’est qu’une hypothèse. Et à cette date, les hommes modernes étaient déjà dans la région.
Les traces archéologiques montrent une avance technique de l’homme moderne sur ses prédécesseurs. Pourtant, il se peut que son principal avantage n’ait laissé aucune trace. Le plus important ne réside pas seulement dans la culture matérielle, mais aussi dans l’organisation de la société, invisible pour l’archéologue. « J’aimerais savoir quelles relations avait un Néandertalien avec sa belle-famille, dit Jean-Jacques Hublin. Selon quels critères se formaient les couples ? Quels étaient les réseaux sociaux, les possibilités d’entraide et de coopération entre individus ? Bien sûr, les Néandertaliens n’étaient pas des hommes-singes, bien sûr, ils ont été des chasseurs efficaces et possédaient toute une panoplie technique, bien sûr ils parlaient… Mais que se disaient-ils ? Nous n’en savons rien, c’est pourtant sans doute là que réside l’essentiel. »